La maison de l’être et autres ruines
- Armando Cruz - Fragmentos do Verbo

- 8 juin
- 7 min de lecture

Ils disent que le premier mot est le cri, mais moi, têtu, je préfère penser qu’avant le cri il y eut le silence, et que ce silence n’était pas une absence, mais une attente, peut-être une mesure d’âme encore peu habituée à la chair, ou peut-être un intervalle pour que le monde apprenne à écouter avant de parler. Et si cela fut ainsi, le verbe ne s’est pas fait chair immédiatement, il ne descendit pas dans un tonnerre ni ne s’installa dans des livres, mais resta à l’affût dans les plis du temps, enroulé comme un parchemin ancien, attendant que quelqu’un, dans quelque langue que ce soit, ose le dérouler.
Et voilà l’homme, cette créature faite d’os et d’énigmes, avec la bouche ouverte pour nommer le monde, comme si dire était un mode d’exister, comme si tout ce qui est n’est que lorsqu’il est dit, prononcé, offert à l’autre par le fragile canal que nous appelons langage. Et si nous croyons en Heidegger — non seulement croyons, mais l’écoutons comme on écoute un vieux prophète qui ne crie pas, mais murmure — alors le langage n’est pas seulement un instrument, pas seulement un moyen, mais une demeure. Demeure de l’être, dit-il. Pas un mur, pas un refuge, mais une maison. Un mot qui garde, qui protège, qui à la fois limite et révèle.
Mais d’où vient cette maison, me demande-je, si le langage n’est ni brique ni ciment ? Elle vient de l’écoute, peut-être. De la façon dont nous écoutons le monde avant même de savoir que nous l’écoutons. Elle vient des mots qui nous précèdent, des noms que nous héritons, des mythes qui nous façonnent même lorsque nous faisons semblant de ne plus y croire. Le langage, comme maison, est aussi un miroir ; et qui est déjà entré dans une maison de miroirs sait qu’à l’intérieur, chaque geste est rendu multiplié, déformé, réenchanté.
Mais je ne me presse pas. Parce que parler du langage, c’est comme essayer de dessiner le vent avec les mains : plus on tente de le saisir, plus il échappe. Et pourtant, nous devons continuer à essayer, car il y a en nous quelque chose qui pressent que nous ne serons entiers que lorsque nous serons dits, et que nous ne dirons véritablement que lorsque nous serons écoutés, non comme écho, mais comme présence. Heidegger, ce berger des mots, a écrit que « le langage est la maison de l’être. Dans son habitation habite l’homme. » Et en écrivant cela, il a désinstallé le langage de sa place triviale, comme on retire un objet du tiroir pour le remettre à l’autel.
Cependant, il convient de se demander : quelle sorte de maison est celle où habite l’être ? A-t-elle des fenêtres sur l’extérieur ou serait-elle un labyrinthe sans portes ? Parce que ce n’est pas n’importe quel mot qui nous abrite. Il y a des mots qui blessent comme la grêle, il y a des mots qui dressent des murs, qui étouffent, qui déforment le paysage intérieur. Il y a aussi des mots creux, qui sonnent beaucoup et disent peu, comme des coquillages vides jetés sur la plage de la communication. Mais il y a ces autres mots, rares, de bois ancien, des mots qui craquent sous les pieds comme un sol fiable, des mots qui nous accueillent sans jugement, qui nous rendent à nous-mêmes quand nous ne savions plus comment revenir.
À ces mots, peut-être, appelons-nous poétiques. Non pas parce qu’ils seraient fleuronnés ou riches en artifice, mais parce qu’ils ouvrent des brèches dans le réel, parce qu’ils permettent à l’indicible de guetter entre les fissures. La poésie, en ce sens, n’est pas un genre littéraire, c’est un geste ontologique, c’est le courage d’habiter le langage comme on entre dans un temple, sachant que le sol peut y céder, mais aussi que là, et là seulement, l’être peut émerger. Le poète, comme le philosophe, est un ouvrier du langage, mais tandis que l’un creuse le fondement, l’autre souffle sur les cendres pour raviver le feu.
Et maintenant que la maison a été nommée, il faut demander : que se passe-t-il quand elle gronde, s’effondre, devient décombres ? Que devient l’être quand le langage échoue, quand on perd le mot juste, quand tout le dictionnaire se tait devant la douleur ou l’amour ? Parce qu’il y a des moments — et nous les vivons tous — où le langage ne suffit plus. Et ce n’est pas parce que nous ne savons pas parler, mais parce que le monde nous dépasse, et alors nous gémissons, chantons, nous taisons. Ou inventons de nouveaux vocables, comme des enfants qui n’ont pas encore appris que les choses ont déjà un nom. La langue, à ce stade, est toujours inachevée, toujours à venir. C’est une maison en rénovation éternelle, faite d’échafaudages et de métaphores.
Heidegger, en disant que le langage est la maison de l’être, ne nous donne pas une réponse, il donne une tâche. Il donne un labyrinthe. Parce que si l’être habite le langage, alors nous ne connaîtrons l’être que si nous osons entrer dans ce labyrinthe de mots, en traversant ses murs mobiles, en acceptant de nous perdre pour peut-être retrouver une étincelle de sens. Ce n’est pas un hasard si tant de mystiques ont écrit comme on marche dans le noir, se fiant plus au rythme des phrases qu’à la clarté des définitions.
Et voilà que nous aussi, ici, écrivons ainsi : non pour définir, mais pour habiter. Non pour réduire le monde à des concepts, mais pour le traverser avec de longues phrases, avec des détours, des retournements — comme on visite une vieille maison, ouvrant les portes avec précaution, respectant les fantômes, écoutant les grincements du temps.
Et en habitant cette maison, ou plutôt en étant habités par elle, nous découvrons que nous ne sommes pas seuls, que nous ne l’avons jamais été, car le langage n’est pas un monologue, il ne l’a jamais été, il est toujours un entre, un interstice, un pont, et même quand nous croyons parler à nous-mêmes — cette chose vaine qu’ils appellent monologue intérieur, qui a peu d’intérieur et encore moins de monologue — nous convoquons en vérité des voix, héritons des rythmes, répétons des phrases qu’un jour nous avons entendues de la bouche de la mère, du professeur, de l’ennemi, du poète, des voix qui se sont installées en nous sans permission et qui résonnent maintenant comme si elles étaient les nôtres, et peut-être le sont-elles, car au bout du compte, qu’est-ce que nous sommes sinon ce que nous pouvons dire ?
Mais il faut aller plus loin, plus profond sous la surface des mots, où le langage n’est pas encore discours, mais désir de dire, élan inaugural, force brute qui précède la grammaire. Parce qu’il y a, oui, une archéologie du verbe, et si nous creusons assez, nous trouverons sous les couches de la langue rationnelle un sol fait d’émerveillement, de balbutiements, d’enchantement, et c’est peut-être pour cela que le langage est aussi sortilège, est pouvoir, est magie — et je ne parle pas ici de métaphores, mais de réalités, car qui n’a jamais expérimenté le pouvoir d’un mot lancé au bon moment, qui éclaire, qui guérit, qui coupe ?
C’est peut-être pour cela que les anciennes traditions savaient que nommer était un acte dangereux, presque sacré. Dans la Genèse, Adam ne se contente pas d’observer le monde, il le nomme, et en nommant, il crée ; les kabbalistes, eux, croyaient que chaque lettre porte une étincelle divine, et les indigènes de diverses parties du monde hésitent à prononcer certains noms hors des rituels, car ils savent que le mot n’est pas seulement un son, c’est un corps, c’est une présence, c’est un geste.
Heidegger comprenait cela, et c’est pour cela qu’il parlait du langage comme Ereignis, ce terme intraduisible qui porte en lui l’idée d’un événement essentiel, de quelque chose qui ne se contente pas de survenir, mais qui révèle, dévoile, fait voir ce qui était caché. Quand nous parlons, nous ne communiquons pas seulement, nous faisons venir à la lumière ce qui était auparavant dans l’ombre. Et quand nous nous taisons, ce n’est pas toujours par manque de mots, mais parce que l’être, à cet instant, refuse d’habiter quelque forme que ce soit.
Et ici, nous arrivons à l’une des grandes tragédies de notre temps : le vide du langage, sa banalisation, sa réduction à un instrument technique, à une marchandise. Parce que si le langage est une maison, alors aujourd’hui nous habitons des condominiums en plastique, nous répétons des clichés comme on empile des meubles prêts à l’emploi, et nous oublions que chaque mot doit respirer, doit résonner, doit être choisi comme s’il était le dernier. La hâte nous a délogés du verbe. Les réseaux, aussi sociaux que bruyants, nous ont appris à taper sans penser, à parler sans écouter, à répondre avant même de comprendre la question.
Et je demande : où est l’être, dans ce tumulte de mots rapides, dans ce bruit de voix qui ne disent rien, qui ne font que crier ? Où habite l’être quand le langage devient ruine ? Peut-être qu’il n’habite pas. Peut-être qu’il est exilé, errant comme un fantôme en quête d’un refuge. Et peut-être, juste peut-être, la tâche de chacun de nous est de reconstruire cette maison, pierre par pierre, verbe par verbe, jusqu’à ce que nous puissions à nouveau habiter un langage qui nous révèle et non nous cache.
Mais reconstruire exige l’écoute. Et c’est un art que nous avons oublié. Écouter l’autre, écouter le silence entre les mots, écouter le langage lui-même quand il se rebelle et refuse de nous servir. Parce qu’il y a des moments où le mieux que nous puissions faire pour un mot est de le laisser tranquille, de ne pas le forcer à entrer dans un discours qui n’est pas le sien. Comme le jardinier qui ne cueille pas la fleur avant son temps, le penseur du langage doit savoir attendre.
Et c’est peut-être pour cela que le silence n’est pas le contraire du langage, mais sa condition. Le lieu d’où il naît et où il retourne. Le fond sombre qui permet à la parole de briller. Heidegger disait que l’être se dit à travers le langage, mais ne se dit jamais tout d’un coup. Il y a toujours un reste, une ombre, un intervalle. Et c’est dans cet intervalle que nous habitons.
Ce n’est pas facile d’y vivre. Cela exige patience, détachement. Parce que la tentation de remplir tout l’espace de discours est grande, surtout dans un monde qui confond parole avec pouvoir, visibilité avec existence. Mais il y a une sagesse ancestrale dans le non-dit. Les poètes le savent, les traducteurs le savent, les amants aussi. Et c’est peut-être là la vraie demeure de l’être : non dans le mot qui s’impose, mais dans celui qui s’offre, avec humilité, avec émerveillement, avec le risque de ne pas être compris.
Pour l’instant, je m’arrête ici. La maison continue d’être construite, et à chaque phrase nous lançons une pierre de plus dans cet abri invisible que nous appelons langage.




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